3. Applications des bactériophages dans les domaines agricoles
Les applications des bactériophages dans l’agriculture et l’agro-alimentaire
Les bactéries pathogènes sont aussi une menace pour la sécurité alimentaire et donc la santé humaine. Dans l’industrie alimentaire, les élevages d’animaux et l’agriculture, l’interdiction ou la réglementation plus stricte de l’usage d’antibiotiques a provoqué rapidement un intérêt vers d’autres solutions antimicrobiennes telles que les bactériophages. Mais l’application des bactériophages dans en agriculture et en agroalimentaire est particulièrement complexe. En effet, ces différents environnements recèlent des substances telles que les matrices des aliments ou les particules du sol, qui peuvent inhiber l’attachement des bactériophages à ses bactéries hôtes. Également, en plein champ, les radiations UV ou le pH extrême de certains sols sont des facteurs limitants, qui cependant peuvent être contournés ou dont l’impact peut être réduit.
Les infections bactériennes chez les plantes entraînent des pertes économiques massives dans le domaine de l'agriculture [56]. La gestion des maladies de plantes comprend majoritairement la sélection de cultivars résistants ou l'utilisation de produits chimiques tels que les métaux lourds ainsi que les antibiotiques dans certains pays. Plusieurs limitations à ces approches existent, y compris l'augmentation des parasites résistants aux deux dernières mesures. De plus, les antibiotiques se répandent dans le sol et l'eau et ont des conséquences majeures en santé humaine et dans l’environnement du fait de la sélection de bactéries multi-résistantes [57, 58]. Les[38, 39]. L stratégies de lutte biologique cherchent à développer des méthodes durables et naturellement intégrées pour résoudre ces problèmes, illustrés par les progrès réalisés dans la lutte biologique contre les insectes nuisibles [59]. En agriculture, le développement de stratégies de lutte biologique a été encouragé par des initiatives telles que le plan EcoPhyto du ministère français de l'agriculture. En dépit d’un impact majeur sur la production alimentaire mondiale, la gestion durable des maladies bactériennes des plantes est encore très limitée.
Dans le contexte agricole, des préparations de bactériophages contre les bactéries pathogènes de plantes ont été utilisées dès 1924 et représentaient donc des agents de biocontrôle pionniers [60]. Des essais en serre et sur le terrain contre les principaux phytopathogènes tels que Xanthomonas spp (y compris Xylella sp.), Erwinia amylovora, Streptomyces scabies ou Ralstonia solanacearum ont été concluants (Figure 3) [61]. De même, un essai de biocontrôle au vignoble a été rapporté au Texas afin de traiter (de manières curative et prophylactique) le pathogène Xylella fastidiosa, responsable de la maladie de Pierce de la vigne [41].[62]. De manière intéressante, plusieurs entreprises se sont lancées dans la production de bactériophages, certaines comme Omnilytics (originaire des USA, mais achetée en 2015 par l’entreprise chinoise Phagelux) depuis plus de 15 ans, avec des produits tels que AgriPhage dont l’objectif est de protéger les cultures de tomates et de poivrons de l’attaque des pathogènes Xanthomonas pestris et Pseudomonas syringae, à la fois en agriculture conventionnelle et biologique [63]. En 2019, la même entreprise a débuté la commercialisation d’une préparation de bactériophages contre Erwinia amylovora, bactérie responsable du « feu bactérien », l’une des maladies les plus problématiques pour les pommiers et poiriers en Europe actuellement. Les bactériophages dans l’agriculture aux USA ont un statut de GRAS (« Generally Recognized As Safe »), qui simplifie énormément leur réglementation auprès de la Food and Drug Administration (FDA). On notera également la commercialisation en Grande-Bretagne par APS Biocontrol d’une approche de contrôle post-récolte assurant la protection des pommes de terre ensachées vis-à-vis de bactéries d’altération. Cette entreprise a connu un succès commercial important au Royaume-Uni (plus de 40 % des pommes de terre des supermarchés traités avec bactériophages), et elle est en train de finaliser un produit contre Pseudomonas sp. pour traiter des salades emballées et des raisins secs. Il faut noter que les préparations de bactériophages d’APS Biocontrol ont été approuvées en tant qu’ « auxiliaires technologiques », sans besoin d’étiquetage ou de tests de toxicité, au contraire des produits classifiés en tant que biocides pour une utilisation en plein champ.
Figure 3. Tests préliminaires de l’action curative d’un traitement par bactériophages ciblant Ralstonia solanacearum. A, plant de tomates flétri 7j après l’inoculation de R. solanacearum. B, plant de tomates en bonne santé suite à l’inoculation conjointe de R. solanacearum et de bactériophages. Expériences menées sous serre au centre de recherche PVBMT à l’île de La Réunion (communication personnelle de C. Torres-Barceló). La barre d’échelle représente 10 cm.
Dans les élevages européens, suite au bannissement des antibiotiques utilisés comme promoteurs de croissance, l’intérêt pour les bactériophages se développe. C’est certainement en pisciculture que les essais sont les plus avancés, dans les pays nordiques, pour lutter contre les pathogènes de la truite arc-en-ciel et du saumon, en particulier Flavobacterium psychrophilum [64]. CUSTUS®YRS est un produit commercialisé par une entreprise norvégienne récemment approuvé, en tant qu’auxiliaire technologique également, pour contrôler Yersinia ruckeri, un pathogène du saumon très problématique en aquaculture. Un très net intérêt est également manifesté dans la filière aviaire, qui repose sur des cocktails contre Salmonella ou Clostridium perfringens commercialisés en Europe par Intralytix [65]. Certaines infections bovines causéespar S. aureus ou porcines par E. coli sont aussi ciblées par plusieurs entreprises à l’aide de bactériophages. En somme, le potentiel des bactériophages en agriculture semble majeur, car la phagothérapie peut s’appliquer à un large éventail de pathosystèmes, en prévenant les risques émergents de pathogènes associés au changement climatique. De plus, la phagothérapie est hautement complémentaire à d'autres méthodes respectueuses de l'environnement, permettant une gestion intégrée des maladies des plantes ou des animaux. Les défis sur les conditions d’application des bactériophages sont immenses au regard de la variété des situations, rendant prioritaire le renforcement de la recherche sur les conséquences environnementales de l’emploi de bactériophages à grande échelle. En effet, les dynamiques naturelles entre bactériophages et bactéries dans les environnements agricoles sont peu connus par rapport aux milieux marins ou au tube digestif des animaux. Il est maintenant nécessaire d’intégrer les bactériophages dans les études à venir sur le microbiote du sol, des plantes et des eaux pour pallier ce manque de connaissances et mieux évaluer les risques des diverses phagothérapies envisagées. Dans le domaine de l’agro-alimentaire, les bactériophages complètent l’arsenal des outils de maîtrise de la sécurité des aliments. Ils permettent de limiter le développement des pathogènes pendant les étapes de transformation et/ou sur les surfaces en contact avec les aliments. . L’exemple le plus représentatif est Listeria monocytogenes, qui revêt une forte priorité dans les industries alimentaires dans les secteurs des produits laitiers, de la viande et du poisson [66]. Depuis 2007, deux cocktails de bactériophages anti-Listeria sont disponibles et bénéficient des agréments conjoints des autorités sanitaires américaines (FDA, Food and Drug Administration), canadiennes (EPA, Environmental Protection Agency) et plus tardivement européennes (EFSA, European Food Safety Agency). Ces produits (ListShield™, société Intralytix et PhageGuard Listex ™, société Micreos Food Safety, Figure 4) sont actuellement implémentés par les grands groupes agro-alimentaires dans les processus de production et conditionnement des aliments à risques, où ils participent à la maîtrise du risque de contaminations.
Figure 4. Exemples de deux produits commerciaux pour des applications agro-alimentaires ciblant Listeria monocytogenes.
Ces produits sont utilisés comme auxiliaires technologiques, en complément des Bonnes Pratiques d’Hygiène et de Production. En Europe, il n’y a pas encore de position officielle uniforme, mais cependant les Ministères de la Santé danois et suisse ont d’ores et déjà rendu un avis officiel autorisant l’utilisation de la préparation ListexP100 comme additif en production alimentaire. Sur le même principe la société Intralytix fabrique également le produit EcoShield autorisé aux États-Unis et au Canada [67] (Food & Drug administration 2010), ciblant E. coli O157:H7 responsable de colites hémorragiques graves et FINK TEC GmbH (Hamm, Germany) développe le produit Secure Shield E1, actif sur E. coli. Enfin, il convient de mentionner le dynamisme des travaux en cours sur le contrôle d’autres agents de toxi-infections alimentaires comme les Salmonelles, Shigelles et l’espèce Campylobacter jejuni. Néanmoins, l’interaction phages-bactéries au sein des matrices alimentaires traitées (qui peuvent être d’une complexité physico-chimique très variable selon l’aliment considéré) est un paramètre important à prendre en compte : certaines matrices immobilisent les phages après leur introduction, limitant ainsi leur action vis-à-vis du pathogène en cas de re-contamination. Ces points ont notamment été soulignés par l’ANSES lors d’une saisine en 2014 (2013-SA-0111).
Dans les industries agro-alimentaires, les travaux s’élargissent aujourd’hui au biocontrôle par les bactériophages des flores indésirables responsables de la production d’amines biogènes [68] ou de déviations organoleptiques au cours des procédés de fermentations. Les bactériophages sont ainsi envisagés afin de réduire les flores productrices d’amines biogènes ou encore les flores d’altération dans les filières laitière et viticole [69-72]. Les avancées récentes dans l’utilisation commerciale des bactériophages en agriculture ou dans l’industrie alimentaire, ne se reflètent pas dans les données scientifiques publiées. Des détails sur les préparations de bactériophages déjà commercialisés, les modes d’application ou les résultats acquis sont encore trop peu nombreux et justifient la mise en place d’études supplémentaires.
Conclusion et perspectives
En résumé, l’utilisation des bactériophages à visée thérapeutique présente plus d’avantages que d’inconvénients. Ils sont brièvement résumés dans le Tableau 1. Pour être utilisé en thérapeutique, un bactériophage devra être défini et « labellisé » en répondant à un cahier des charges précis tel que proposé par certains auteurs [73, 74]. Comme nous l’avons vu, l’utilisation de la phagothérapie en santé humaine ou dans l’agro-alimentaire (animale ou végétale) doit suivre des règles strictes afin de garantir toutes les conditions d’efficacité et d’innocuité pour les hôtes (humains, animaux, plantes) mais également leur impact faible ou absent sur l’environnement. Par ailleurs, il est important de considérer que cette thérapie peut être complémentaire aux autres stratégies de luttes anti-bactériennes actuellement en cours de développement, tels que les peptides anti-microbiens, les agents modulant l’immunité (e.g. vaccins et immunostimulants), les pro- et pré-biotiques, les extraits de plantes, les inhibiteurs ciblant les facteurs de virulences (e.g. quorum-sensing, biofilm ou toxines), les anticorps et les protéines de lyse. Il n’en demeure pas moins que l’un des grands avantages de la phagothérapie, lorsqu’appliquée aux pathogènes les plus fréquemment ciblés chez l’homme (entérobactéries, Pseudomonas, Staphylococcus) et lorsque comparé au processus d’élaboration d’un nouvel antibiotique par exemple, est sa grande capacité à être adaptable dans un délai assez court (de quelques jours à quelques semaines). Ainsi, il est tout à fait envisageable de développer rapidement et pour des coûts raisonnables de nouveaux traitements au fur et à mesure que les résistances bactériennes apparaîtront. Cette flexibilité, qui n’existe pas pour les antibiotiques et autres molécules chimiques, doit être préservée pour garantir sur le long terme l’utilisation des bactériophages comme arme anti-bactérienne. Ces points positifs ne doivent néanmoins pas effacer certaines difficultés rencontrées pour isoler des phages contre certaines souches bactériennes, particulièrement « phago-résistantes ». Il s’agit alors souvent d’une situation complexe où deux paramètres clés conditionnent la probabilité de succès d’isolement d’un ou plusieurs phages actifs : le temps et la pluralité - diversité des sources de bactériophages utilisés.
Remerciements
Nous remercions les membres de nos laboratoires respectifs pour leur participation aux travaux et activités du réseau Phages.fr. Nous remercions également les organismes qui financent nos activités au travers d'un Réseau Thématique Pluridisciplinaire depuis 2016: l'INSB-CNRS, l'INEE-CNRS et l'INRA. Nous tenons également à remercier chaleureusement le Dr Alain Dublanchet pour son soutien inconditionnel à nos travaux et son implication déterminante pour l’obtention du Prix de la fondation François Sommer Homme Nature 2018 attribué à notre réseau le 14 novembre 2018. Pour cette occasion, une version préliminaire de ce manuscrit a été conçue.
Note
Certains passages de cette revue sont issus du manuscrit de thèse de Nicolas Dufour http://www.theses.fr/2015USPCC259